Association pour le développement de l'enseignement bi-/plurilingue

Francophonie 2021 au Bénin

Un concours de capsules vidéos pour célébrer l'hybridation langagière chez Ahamadou Kourouma.

Retrouvez ici et aussi en fichier attaché les textes ressources à exploiter.

 

 

Textes ressources - Concours de capsules vidéo 

Hybridation langagière dans l’écriture d’Ahmadou Kourouma

 

Texte 1 : 

Tiécoura, mon cher élève, cordoua et accompagnateur, écoute bien. Le lendemain de vendredi se dit samedi. Koyaga naquit un samedi. La gestation d’un bébé dure neuf mois ; Nadjouma porta son bébé douze mois entiers. Une femme souffre du mal d’enfant au plus deux jours ; la maman de Koyaga peina en gésine pendant une semaine entière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu’un bébé panthère ; l’enfant de Nadjouma eut le poids d’un lionceau. 

Quelles étaient l’humanité, la vérité, la nature de cet enfant ? 

Tout le monde le sut quand la maman put s’en libérer et que l’enfant tomba sur le sol à l’aurore. 

Les animaux aussi surent que celui qui venait de voir le jour était prédestiné à être le plus grand tueur de gibier parmi les chasseurs. Des mouches tsé-tsé partirent des lointaines brousses et des montagnes et foncèrent sur le bébé. Par poignées, Koyaga, vous avez écrasé les glossines dans vos mains. À quatre pattes, vous n’avez laissé vie sauve à aucun des poussins et margouillats qui picorèrent dans vos plats de bébé. Quand vous avez eu cinq ans, les rats perdirent la sécurité et la tranquillité dans leurs trous ; vous fûtes un grand et habile attrapeur de rats. Les tourterelles ne jouirent plus de repos sur les branches des arbres ; vous fûtes un adroit manipulateur du lance-pierres. 

À neuf ans, les lointaines brousses et montagnes retentirent des cris de détresse des bêtes qui passaient de la vie au néant, les animaux virent leurs rangs s’éclaircir irrémédiablement ; nombreux parmi eux devinrent orphelins. 

Déjà, Koyaga, vous aviez fléché et tué une panthère et, les nuits de veillées, vous dansiez dans les rangs des maîtres chasseurs lorsque les Blancs vinrent vous chercher pour leur école. Des fauves ne se domestiquent pas ; les vrais fauves ne se domestiqueront jamais.  Vous étiez, Koyaga, ardent, impétueux ; vous étouffiez entre les quatre murs. Il vous fallait pour respirer des espaces, des rivières, des montagnes, du défi et du danger permanents. Vous abhorriez l’école, l’école vous écœurait. Vous désiriez continuer votre vie de héros chasseur et de champion de lutte. Vous étiez déjà le meilleur lutteur de tous les fortins des montagnes natales. L’école était ennuyeuse ; l’instituteur fouettait, fustigeait.

Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Seuil, Paris, 1998, pp. 22-23

 

 

Texte 2 : 

Yacouba alias Tiécoura était un vrai grand quelqu’un, un vrai hadji. Quand il a été circoncis, il a quitté le village pour aller vendre les colas dans beaucoup de villes de la forêt au pays des bushmen, en Côte-d’Ivoire, comme Agloville, Daloa, Gagnoa ou Anyama. À Anyama il est devenu riche et a exporté plein de paniers de colas par bateau à Dakar. Par mouillage des barbes (signifie bakchich). Par mouillage des barbes ou bakchich des douaniers, les paniers de colas embarquaient au port d’Abidjan, arrivaient et sortaient au port de Dakar sans payer un sou de taxes ou de droits. Au Sénégal et en Côte-d’Ivoire, si l’exportateur de colas ne mouille pas bien les barbes des douaniers, il est obligé de payer plein de taxes et de droits comme impôts au gouvernement et ne gagne rien de rien. Les paniers de Yacouba qui n’avaient pas payé un sou de taxes étaient vendus au prix fort sur le marché au Sénégal avec de gros bénéfices. Avec les gros bénéfices, Yacouba alias Tiécoura est devenu riche.

 Riche, il a pris l’avion et est allé à La Mecque pour devenir hadji. Hadji, il est revenu à Abidjan pour marier plusieurs femmes. Pour caser les nombreuses femmes, il a acheté plusieurs concessions (plusieurs cours) à Anyama et autres lieux perdus pleins d’assassins d’Abidjan comme Abobo. Comme il y avait beaucoup de chambres vides dans les concessions, ce sont ses parents, ses amis, les amis de ses parents et de ses amis, les parents de ses femmes qui sont venus de partout pour occuper les chambres, se faire bien nourrir et créer beaucoup de palabres. Pour régler les palabres toute la journée quand Yacouba alias Tiécoura ne priait pas, il discutait sous l’appatam. (Appatam, c’est une construction légère à toit de papot ou de feuilles de palmier tressées posées sur des pilotis qui sert d’abri contre le soleil.) Il discutait sous l’appatam dans son grand boubou amidonné avec les proverbes et les sourates d’un grand hadji avec turban.

 Un mois, il a été tellement occupé par les palabres, tellement emmerdé par les palabreurs qu’il a oublié de bien mouiller la barbe des douaniers pour un bateau plein de paniers de colas qui est bien parti et est bien arrivé à Dakar.

 À Dakar il y avait grève des dockers. Les dockers et les douaniers ont laissé les colas pourrir dans les cales pendant que Yacouba alias Tiécoura continuait encore à palabrer sous l’appatam. Tous les paniers de colas d’un bateau entier étaient entièrement foutus, perdus, bons à être jetés dans la mer. Yacouba avait perdu tout son argent. On dit en français que Yacouba était complètement ruiné, totalement ruiné.  Quand on est ruiné, les banquiers viennent réclamer l’argent qu’ils t’avaient généreusement prêté. Si tu ne rembourses pas sur place, ils te défèrent au tribunal.

 Si tu n’arrives pas à mouiller les barbes des magistrats, des juges, greffiers et avocats du tribunal d’Abidjan, tu es condamné au plus fort. Quand tu es condamné, si tu n’arrives pas à mouiller les barbes des huissiers et des policiers, on saisit tes concessions avec tes maisons.

 On a saisi toutes les concessions de Yacouba alias Tiécoura. Pour ne pas voir ça et pour qu’on ne mette pas la main sur les bijoux de ses femmes, il s’est enfui au Ghana.

 

Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Seuil, Paris, Septembre 2000, pp 37-39

 

Texte 3 : 

Salut mon répondeur cordoua ! Salut monsieur le ministre Maclédio ! Salut à vous, maîtres chasseurs, monsieur le Guide suprême !

La transgression se comporte comme une petite braise jetée dans la grande savane au gros de la saison sèche. On voit où la flamme prend mais nul ne sait où elle s’arrêtera. La transgression de Tchao ne déclencha pas la seule scolarisation des jeunes montagnards : elle entraîna le recrutement massif des montagnards comme tirailleurs. Elle fit des Montagnes un réservoir de tirailleurs dans lequel les Français puisèrent abondamment pour toutes les guerres. 

La rapide adaptation de Tchao aux conditions de la vie des tirailleurs, aux subtilités de la civilisation et, surtout, son mépris pour le danger incitèrent les colonisateurs à poursuivre l’expérience ; ils recrutèrent une centaine de montagnards qu’ils envoyèrent aussi au-delà des mers. À leur retour, ces anciens combattants se comportèrent comme le grand lutteur Tchao ; ils se permirent de parader de fortin en fortin accoutrés dans des costumes. Ils se pavanaient dans des costumes, attifés de la flanelle rouge sur le ventre et de la chéchia rouge sur la tête. Qui connaît le goût immodéré de la parure et de la couleur du montagnard imagine que les anciens combattants ou tirailleurs furent tout de suite admirés et aimés dans toutes les montagnes et isolats des hommes nus de l’Afrique continentale. Il comprend aussi que les femmes montagnardes voulurent les posséder, les servir. Des mères abandonnèrent époux et enfants et se firent enlever dans les bonnes traditions des hommes nus du mariage-rapt par les hommes coiffés et ceinturés de rouge. 

Ah ! mon répondeur Tiécoura ! ce qui arrive quand des montagnards dérobent les femmes n’a d’égal en fébrilité que les rondes sans fin des éperviers dont les béjaunes ont été enlevés. Les maris trompés et bafoués décidèrent eux aussi d’aller se procurer la godasse, la chéchia et la flanelle rouge du Blanc colonisateur. Ils descendirent des montagnes de Tchaotchi et se présentèrent au chef-lieu du cercle de Ramaka avec, comme seuls habits, l’étui pénien, le chapeau, l’arc et le fourreau. Le commandant comprenait qu’ils venaient s’engager et leur conseillait d’attendre la conscription. 

Au bout d’un certain temps, tous les maris trompés montagnards finirent par arriver, tombèrent comme du sel dans une sauce de gombo. Le Blanc ne se contenta pas de les comprendre, il les félicita. L’armée française par brassées recrutait des Nègres pour l’Indochine. Les hommes nus étaient particulièrement recherchés. Leur mépris pour le danger faisait d’eux d’excellents éléments pour le combat des rizières. Depuis des mois, des régiments dont la quasi-totalité était constituée de tirailleurs montagnards se formaient et embarquaient pour l’Extrême-Orient. Un dernier régiment à qui il ne manquait qu’un montagnard parlant français pour servir d’interprète attendait depuis des semaines le prochain bateau sur le quai de Dakar. Le colonel commandant l’école des enfants de troupe de Saint-Louis avait été informé de l’ajournement de l’embarquement de ce régiment. On vous y affecta, vous, Koyaga, le plus lettré des paléos, des hommes nus de nos montagnes. 

 

Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Seuil, Paris, 1998, pp. 27-29

 

Texte 4 : 

À pied d’œuvre au Cameroun, Maclédio eut à se choisir un petit boy parmi les travailleurs forcés (il était pointeur et les pointeurs, sur les chantiers de Reste, avaient droit, en plus du crayon et du cahier, à un garçon pour leur blanchissage et leur cuisine). La préférence de Maclétdio se porta sur le jeune Gaston d’ethnie bamiléké. 

Gaston était plus fidèle qu’un chiot et plus silencieux que le cache-sexe d’une vierge. Il n’ouvrait la bouche que pour louer et vénérer un seul être dans ce vaste monde : le chef de sa tribu, le fog, ajoute le répondeur. Il le présentait, le dénommait, le qualifiait de « pluie qui tombe subitement », de « père aux riches vêtements », de « celui dont les yeux sont plantés aux carrefours », de « celui qui partage sans distinction de mains » et même de « celui qui n’a pas de nausée devant des excréments ». Quand Gaston, le petit boy, ajouta à toutes ces qualités que le chef, son fog, était aussi « le père des orphelins », les doutes de Maclédio se dissipèrent. Le chef bamiléké était son homme de destin. Le petit boy n’était qu’un moyen, la voie choisie par le Tout-Puissant pour lui indiquer le chemin le conduisant à son homme de destin. Maclédio déserta le chantier dans la nuit et se trouva le matin au service du fog, le chef bamiléké Foundoing.

Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Seuil, Paris, 1998, pp. 135-136

 

 

Texte 5 : 

Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume…

Comme tout Malinké, quand la vie s’échappa de ses restes, son ombre se releva, graillonna, s’habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. Sur des pistes perdues au plein de la brousse inhabitée, deux colporteurs malinké ont rencontré l’ombre et l’ont reconnue. L’ombre marchait vite et n’a pas salué. Les colporteurs ne s’étaient pas mépris : « Ibrahima a fini », s’étaient-ils dit. Au village natal l’ombre a déplacé et arrangé ses biens. De derrière la case on a entendu les cantines du défunt claquer, ses calebasses se frotter ; même ses bêtes s’agitaient et bêlaient bizarrement. Personne ne s’était mépris. « Ibrahima Koné a fini, c’est son ombre », s’était-on dit. L’ombre était retournée dans la capitale près des restes pour suivre les obsèques : aller et retour, plus de deux mille kilomètres. Dans le temps de ciller l’oeil ! Vous paraissez sceptique ! Eh bien, moi, je vous le jure, et j’ajoute : si le défunt était de caste forgeron, si l’on n’était pas dans l’ère des Indépendances (les soleils des Indépendances, disent les Malinkés), je vous le jure, on n’aurait jamais osé l’inhumer dans une terre lointaine et étrangère. Un ancien de la caste forgeron serait descendu du pays avec une petite canne, il aurait tapé le corps avec la canne, l’ombre aurait réintégré les restes, le défunt se serait levé. On aurait remis la canne au défunt qui aurait emboîté le pas à l’ancien, et ensemble ils auraient marché des jours et des nuits. Mais attention ! sans que le défunt revive ! La vie est au pouvoir d’Allah seul ! Et sans manger, ni boire, ni parler, ni même dormir, le défunt aurait suivi, aurait marché jusqu’au village où le vieux forgeron aurait repris la canne et aurait tapé une deuxième fois. Restes et ombre se seraient à nouveau séparés et c’eût été au village natal même qu’auraient été entreprises les multiples obsèques trop compliquées d’un Malinké de caste forgeron. Donc c’est possible, d’ailleurs sûr, que l’ombre a bien marché jusqu’au village natal ; elle est revenue aussi vite dans la capitale pour conduire les obsèques et un sorcier du cortège funèbre l’a vue, mélancolique, assise sur le cercueil. Des jours suivirent le jour des obsèques jusqu’au septième jour et les funérailles du septième jour se déroulèrent devant l’ombre, puis se succédèrent des semaines et arriva le quarantième jour, et les funérailles du quarantième jour ont été fêtées au pied de l’ombre accroupie, toujours invisible pour le Malinké commun. Puis l’ombre est repartie définitivement. Elle a marché jusqu’au terroir malinké où elle ferait le bonheur d’une mère en se réincarnant dans un bébé malinké. Parce que l’ombre veillait, comptait, remerciait, l’enterrement a été conduit pieusement, les funérailles sanctifiées avec prodigalité. Les amis, les parents et même de simples passants déposèrent des offrandes et sacrifices qui furent repartagés et attribués aux venus et aux grandes familles malinkés de la capitale.

 

Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Seuil, Paris, Septembre 1970, pp 9-10

 

 

Texte 6 : 

Fama ne voyait et n’entendait rien et il parla, parla avec force et abondance en agitant des bras de branches de fromager, en happant et écrasant les proverbes, en tordant les lèvres. Emporté, enivré, il ne pouvait pas voir les auditeurs bouillonnant d’impatience comme mordus par une bande de fourmis magna ; les jambes se pliaient et se repliaient, les mains allant des hanches aux barbes, des barbes aux poches ; il ne pouvait pas remarquer la colère contrefaire et pervertir les visages, remarquer que des paroles comme : « Ah ! le jour tombe, pas de bâtardise ! » s’échappaient des lèvres. Il tenait le palabre.

C’est à cet instant que fusa de l’assemblée l’injonction :

— Assois tes fesses et ferme la bouche ! Nos oreilles sont fatiguées d’entendre tes paroles !

C’était un court et rond comme une souche, cou, bras, poings et épaules de lutteur, visage dur de pierre, qui avait crié, s’excitait comme un grillon affolé et se hissait sur la pointe des pieds pour égaler Fama en hauteur.

— Tu ne connais pas la honte et la honte est avant tout, ajouta-t-il en reniflant.

Remue-ménage général ! brouhaha de l’arrivée d’un troupeau de buffles dans la forêt.

Le malingre griot se démenait pour contenir le vent soufflé par Fama, en vain.

— Bamba ! (ainsi se nommait celui qui défiait) Bamba ! s’égosillait-il ; refroidissez le coeur ! Accroché au sol, actionnant des mâchoires de fauve, menaçant des coudes, des épaules et de la tête, comment Bamba pouvait-il entendre les cris d’avocette du griot ? Fama non plus ! Celui-ci s’excitait, trépignait, maudissait : le fils de chien de Bamba montrait trop de virilité ! Il fallait le honnir, l’empoigner, le mordre. Et Fama avança sur l’insulteur.

 

Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Seuil, Paris, Septembre 1970, pp 15-16

 

 

Texte 7 : 

Les derniers salueurs étaient repartis. Tout le monde regardait, tout le monde se moquait du vieil affranchi grotesque, mais craint, sauf le griot Diamourou, que tout cela agaçait et qui disait parfois ce qu’il en pensait. Un Cafre de la carapace de Balla dans un village d’Allah comme Togobala ! Un féticheur, un lanceur de mauvais sorts, un ennemi public d’Allah, alors ! Alors !

— On chuchote que Balla brûlera les fétiches, se convertira et se courbera, insinua un causeur.

— Menteries ! Menteries ! ronronna le vieil affranchi. Menteries. Aiu ! Aiu ! Je suis le plus vieux de la province. N’est-ce pas parce que je ne fréquente pas Allah, qu’Allah m’a oublié ? Euh ! Euh ! Euh ! Euh !

Les éclats de rire fusèrent, même Fama se dérida. Diamourou fumait de colère. Pourtant Balla et Diamourou devaient se dire, se supporter. Ils étaient des égaux. Les seuls du Horodougou (du monde, proclamaient-ils) à avoir passé les guerres samoriennes, le commandement des Toubabs et les Indépendances. Tous les deux, vieux et fidèles serviteurs des Doumbouya, le griot et l’affranchi : seuls témoins des grands jours des grands Doumbouya et de la décrépitude de la dynastie, de sa diminution, de sa sécheresse jusqu’à ne tenir qu’à un homme quelque peu stérile. Ils avaient tous les deux dans le cœur, grosse comme un poing, l’inquiétude, la crainte de la mort, de la fin de la dynastie Doumbouya. Diamourou avait résisté aux famines, aux guerres, au régime (louange au Tout-Puissant !) grâce à Matali. Qu’Allah lui en soit cent fois reconnaissant ! Balla l’incroyant, le Cafre, se pensait immortel comme un baobab et jurait d’enterrer les Indépendances. Un pouvoir maléfique est toujours éphémère comme un défi au fétiche. Il avait toujours rejeté la pâte de la conversion et il avait bien fait. Fétichiste parmi les Malinkés musulmans, il devint le plus riche, le plus craint, le mieux nourri. Vous les connaissez bien : les Malinkés ont beaucoup de méchancetés et Allah se fatigue d’assouvir leur malveillance ; beaucoup de malheurs, et Allah s’excède de les guérir, de les soulager. Alors, au refus d’Allah, à son insuccès devant un sort indomptable, le Malinké court au fétiche, court à Balla. Le fétiche frappe, même parfois tue. Et le malveillant client de Balla paie et sacrifie aux fétiches ; la victime aussi, ou ses héritiers, pour arrêter la destruction d’un sort maléfique accroché à la famille. Tous les deux. En deçà ou au-delà du marigot il y avait de l’herbe à brouter pour Balla. Pour les malheurs éloignés ou non ; pour les maladies guéries ou non ; l’on paie toujours ; toujours l’on sacrifie le poulet, le bouc. Bref, par n’importe quel chemin cela sortait ou entrait, tout rapportait, tout bénéficiait à Balla. C’était son secret. Voilà pourquoi le vieux fauve gros et gras avait survécu et résisté.

 

Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Seuil, Paris, Septembre 1970, pp 111-112

 

 

 

             

Texte 8 : 

C’est vers quatre heures du matin, totalement soûl, que ça se dirigea à pas hésitants vers le cercle des femmes. Et là se saisit vigoureusement d’une vieille qui était elle aussi à demi endormie. C’était elle et pas une autre qui avait mangé l’âme du brave soldat-enfant Kid. C’était elle, Walahé !, elle et pas une autre qui était le chef de la bacchanale. (Bacchanale signifie orgie dans mon Larousse.) La pauvre cria comme un oiseau pris dans un piège : « C’est pas moi ! C’est pas moi !

  • Si, c’est toi. Si, c’est toi, répliqua le colonel Papa le bon. L’âme de Kid est venue dans la nuit te dénoncer.
  • Walahé ! c’est pas moi. J’aimais Kid. Il venait manger chez moi.
  • C’est pourquoi tu l’as bouffé. Je t’ai vue dans la nuit te transformer en hibou. Je dormais comme un caïman, un oeil demi-ouvert. Je t’ai vue. Tu as pris l’âme dans tes serres. Tu es allée dans les feuillages du grand fromager. Les autres transformés en hiboux t’ont rejointe. Là ce fut la bacchanale. Tu as bouffé le crâne. C’est toi qui as bouffé le cerveau avant de laisser le reste à tes adjoints. C’est toi. C’est toi ! C’est toi ! hurla le colonel Papa le bon.
  • Non, ce n’est pas moi !
  • L’âme du mort est venue hier soir me dire que c’est toi. Si tu n’avoues pas je te fais passer par l’épreuve du fer incandescent. (Incandescent signifie état d’un corps qu’une température élevée rend lumineux.) Je fais passer le fer incandescent sur ta langue. Oui. Oui », répliqua le colonel Papa le bon. La vieille, devant l’accumulation des preuves, a fait makou, bouche bée. Et puis elle a reconnu, elle fut confondue. Elle avoua. (Avouer se trouve dans mon Larousse. Il signifie dire de sa propre bouche que les faits incriminés sont vrais.)

 

Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé …, Seuil, Paris, Septembre 2000, pp. 63-64

 

 

Texte 9 : 

Le matin commençait à arriver et nous continuions à marcher. Tout à coup, tous les oiseaux de la terre, des arbres, du ciel ont chanté ensemble parce qu’ils étaient tous contents, tellement contents. Cela a fait sortir le soleil qui a bondi vis-à-vis devant nous au-dessus des arbres. Nous aussi nous étions trop contents, nous regardions au loin le sommet du fromager du village quand nous avons vu arriver sur notre gauche un aigle.

L’aigle était lourd parce qu’il tenait quelque chose dans ses serres. Arrivé à notre hauteur, l’aigle a lâché au milieu de la route ce qu’il tenait. C’était un lièvre mort. Tiécoura a crié de nombreux gros bissimilaï et a prié longtemps et longtemps avec des sourates et beaucoup de prières de féticheur cafre. Il était trop soucieux et il a dit qu’un lièvre mort au milieu de la piste était très mauvais, trop mauvais augure.

 

Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé …, Seuil, Paris, Septembre 1970, p. 45

 

Texte 10 : 

Les soleils des Indépendances s’étaient annoncés comme un orage lointain et dès les premiers vents Fama s’était débarrassé de tout : négoces, amitiés, femmes pour user les nuits, les jours, l’argent et la colère à injurier la France, le père, la mère de la France. Il avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation. Cette période d’agitation a été appelée les soleils de la politique. Comme une nuée de sauterelles les Indépendances tombèrent sur l’Afrique à la suite des soleils de la politique. Fama avait comme le petit rat de marigot creusé le trou pour le serpent avaleur de rats, ses efforts étaient devenus la cause de sa perte car comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher, les Indépendances une fois acquises, Fama fut oublié et jeté aux mouches. Passaient encore les postes de ministres, de députés, d’ambassadeurs, pour lesquels lire et écrire n’est pas aussi futile que des bagues pour un lépreux. On avait pour ceux-là des prétextes de l’écarter, Fama demeurant analphabète comme la queue d’un âne. Mais quand l’Afrique découvrit d’abord le parti unique (le parti unique, le savez-vous ? ressemble à une société de sorcières, les grandes initiées dévorent les enfants des autres), puis les coopératives qui cassèrent le commerce, il y avait quatre-vingts occasions de contenter et de dédommager Fama qui voulait être secrétaire général d’une soussection du parti ou directeur d’une coopérative. Que n’a-t-il pas fait pour être coopté ? Prier Allah nuit et jour, tuer des sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puits ; et ça se justifiait ! Les deux plus viandés et gras morceaux des Indépendances sont sûrement le secrétariat général et la direction d’une coopérative… Le secrétaire général et le directeur, tant qu’ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l’argent du monde sans qu’un seul œil  ose ciller dans toute l’Afrique.

 

Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Seuil, Paris, Septembre 1970, pp 24-25

 

 


 

 

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